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Laos : les derniers soldats du roi !

Le 2 décembre 1975, les communistes mettaient fin à six siècles de monarchie dans le pays d’Asie du Sud-Est. Quarante ans plus tard, certains émigrés n’ont pas abdiqué : ils croient toujours à la restauration du pouvoir royal, en dépit de leurs divisions.
Par Adrien Le Gal

Le prince Mangkra Souvannaphouma n’oubliera jamais le 2 décembre 1975. Ce jour-là, dans un ancien camp construit par les Américains, à 6 kilomètres du centre de Vientiane, la capitale du Laos, les communistes mettent fin, en quelques minutes, à six siècles de monarchie. Mangkra, officier de l’armée de l’air, est le fils et l’aide de camp du premier ministre d’un fragile gouvernement comprenant les différentes factions politiques du pays, dont les communistes. Alors que son père approuve, résigné, la transformation du royaume en « République démocratique populaire », Mangkra fait mine de prendre compulsivement des notes pour ne pas avoir à applaudir. Les nouveaux maîtres du pays, parmi lesquels figure son oncle Souphanouvong, rallié aux communistes et surnommé le « Prince rouge », ne font pas mystère de leurs intentions à l’égard de l’ancienne classe dirigeante : ils devront suivre des cours de « rééducation politique » à la campagne. Mangkra prend aussitôt sa décision. A la première occasion, il traversera clandestinement le Mékong et rejoindra la Thaïlande, puis la France.
Aujourd’hui, le Laos est un des derniers Etats communistes de la planète. Le pays du sud-est asiatique mène, comme le « grand frère » vietnamien, une libéralisation de l’économie sans ouverture politique et encadre étroitement la liberté d’expression. Le dernier roi, Savang Vatthana, est mort dans un camp de travail, entre 1978 et 1980. Les circonstances exactes de son décès sont toujours inconnues. Le prince Mangkra, lui, est amer : en quarante ans, les réfugiés anticommunistes ont, depuis la France, les Etats-Unis, l’Australie et le Canada, créé une multitude d’organisations incapables de dialoguer entre elles en raison de conflits de personnes. « Nous n’avons pas su nous unir, soupire-t-il. Nous ne nous entendions pas il y a quarante ans au Laos, c’est pour cela que nous avons perdu. Et nous n’en sommes toujours pas capables. »
Le scénario birman
Face à ce grand désordre, le prince héritier, Soulivong Savang, reste à distance. Lui qui s’est enfui du Laos en 1981, à l’âge de 18 ans, mène une existence discrète à Toronto, au Canada, après avoir étudié le droit à Clermont-Ferrand et l’anglais à Londres. Il laisse la famille royale s’exprimer en son nom et ne prend que rarement la parole. Dans son dernier discours, en mai, à l’occasion du Nouvel An laotien, il tirait le même constat d’échec que le prince Mangkra : « Il n’est pas encore possible de se rassembler en une grande organisation commune. » Mais, en aucun cas, il n’abandonne l’espoir de monter un jour sur le trône du Laos. Le Cambodge, en 1993, n’a-t-il pas restauré sa monarchie, sous l’égide de Norodom Sihanouk, après une décennie de guerre civile ? Et la Birmanie ne s’est-elle pas engagée, depuis 2011, dans une série de réformes, conduisant en octobre à des élections libres ?

Or, à la différence des démocrates birmans qui, pendant vingt ans, ont su s’unir autour de leur chef charismatique, Aung San Suu Kyi, aucune figure n’a émergé dans l’opposition laotienne. Alors, pour tenter de fédérer les exilés, les différents clans se replient sur un discours identitaire. Le Vietnam, allié du régime de Vientiane, est présenté comme le mal absolu, l’envahisseur, le fossoyeur de la monarchie. Somboun Thoraninth, du Comité national lao, une association basée en France, ne cesse de dénoncer « la province du Vietnam communiste » que serait devenu son pays. « A la longue, la population laotienne deviendra une minorité ethnique dans son propre pays », assure-t-il.
Khamphoui Sisavatdy, « premier ministre » de l’un des deux gouvernements en exil formés par les réfugiés – aucun n’est reconnu par la famille royale –, est sur la même ligne : « Nous ne pouvons pas accepter la colonie vietnamienne mise en place au Laos depuis 1975, nous devons nous battre jusqu’au bout pour notre indépendance », indique-t-il depuis Gresham, petite ville de l’Oregon où il a établi sa « capitale ». Son représentant à Paris, Bounhéng Bouapha, affiche un optimisme à toute épreuve. Lorsqu’il est arrivé à Paris, en 1976, il n’a d’ailleurs pas demandé la nationalité française, convaincu que son retour au Laos était pour bientôt. Il a fallu attendre 2007 pour qu’il se résigne à effectuer cette démarche. « Dans quatre ou cinq ans, dix tout au plus, les Laotiens se soulèveront », veut-il croire. Il imagine déjà la foule portant en triomphe les représentants de l’opposition, de retour de l’étranger, et dit pouvoir compter sur des dizaines de milliers de combattants armés, répartis entre le Laos et la Thaïlande. Des affirmations sans fondement, selon Gary Y. Lee, anthropologue australien : « Il est difficile de croire que le gouvernement en exil ait le moindre combattant au Laos, après quarante ans de régime socialiste strict. »
Fantasmes
Ces fantasmes sont partagés par de nombreux réfugiés, qui s’accrochent à l’espoir de revoir un jour leur pays. En juillet 2000, une trentaine de combattants prennent d’assaut, depuis la Thaïlande, le village laotien de Vang Tao, dans le sud du pays. Après avoir hissé l’ancien drapeau, représentant un éléphant tricéphale sur fond rouge, ils essuient les tirs de l’armée et doivent se replier, laissant au moins six morts derrière eux. Le groupe se revendiquait de la famille royale, mais celle-ci a toujours refusé d’endosser la paternité de cet acte désespéré.
Cet échec n’a pas découragé les exilés, notamment ceux de la minorité Hmong, un groupe ethnique du Laos dont certains membres se sont alliés aux Américains pendant la guerre du Vietnam. En 1975, une partie d’entre eux se sont regroupés aux Etats-Unis autour de leur chef de guerre charismatique, le général Vang Pao. D’autres n’ont pas quitté le Laos et, terrés dans la jungle, continuent de se battre de façon sporadique en subissant des conditions de vie misérables.
En 2007, Locha Thao, une figure de la communauté Hmong de Fresno (Californie), propose à Vang Pao d’organiser une expédition au Laos afin de secourir les derniers combattants et de les exfiltrer. Depuis les Etats-Unis, le groupe de conspirateurs tente d’acheter des kalachnikovs, sans vraiment se cacher, persuadés de bénéficier de la complaisance des autorités américaines. « Locha et les autres personnes impliquées ne faisaient pas vraiment la distinction entre le rêve et la réalité, note le documentariste David Grabias, auteur d’Operation Popcorn (2015), un film qui retrace l’affaire. Tant que leur plan avançait et que quelque chose était en train d’être fait pour les droits de l’homme au Laos, ils étaient enthousiastes. » De semaine en semaine, le projet prend de l’ampleur : il s’agit désormais de renverser le gouvernement en donnant l’assaut sur les principaux bureaux administratifs de Vientiane. Mais le groupe est, depuis le début, infiltré par un agent de l’administration américaine chargée du contrôle des armes et des explosifs. Les instigateurs du putsch seront traînés devant les tribunaux. En janvier 2011, quelques jours après la mort de Vang Pao, la justice américaine décide de classer l’affaire.
Depuis, les Hmong américains ont continué leur combat. En 2008, ils ont créé le Congrès mondial du peuple hmong, une association qui réclame… l’indépendance d’un « pays hmong » au cœur du Laos. « Nous n’avons pas de relations avec la famille royale en exil, indique Gymbay Moua, secrétaire général de l’association. La nation hmong n’a aucun intérêt pour le programme politique des Laotiens. »
« Patchwork disparate »
Dans ce paysage politique balkanisé, les royalistes tentent de prendre de la hauteur. « Chaque organisation fait son travail de lutte selon sa stratégie propre, ce n’est pas forcément une mauvaise solution », assure le prince Bouavong Kattygnarath, conseiller de la famille royale. Le prince Mangkra, dans ses Mémoires (Laos, autopsie d’une monarchie assassinée, L’Harmattan, 2010), est plus sévère. Il décrit une opposition politique exsangue, un « patchwork disparate » dans lequel « même les Laotiens se perdent ». Une situation d’autant plus triste que, selon lui, la population du pays reste profondément attachée aux valeurs de la monarchie.

De fait, à partir des années 2000, le gouvernement communiste a multiplié les inaugurations de statues représentant les anciens rois du pays. Dernière en date, celle du roi Anouvong (1767-1835), a été érigée en 2010, sur les bords du Mékong. « Mais l’élite communiste n’est en aucun cas fascinée par ces symboles, estime Martin Stuart-Fox, universitaire australien spécialiste du Laos. Elle les utilise à des fins nationalistes, à l’heure où l’idéologie socialiste est usée jusqu’à la corde. » Pour lui, la principale division de la diaspora laotienne est générationnelle : « Il y a les royalistes viscéralement anticommunistes, la plupart âgés, qui refusent de rentrer au Laos, même si rien ne les en empêche. Et il y a les autres, qui y sont retournés pour des vacances ou pour revoir leur famille, qui y amènent leurs enfants, qui sont nés et ont grandi en Australie. »
Cette rupture est aussi patente parmi les Laotiens de France. Ainsi, lorsque l’association caritative La Toupie, en partie composée d’exilés, organise son gala annuel, ses dirigeants prennent-ils soin d’inviter Sauryavong Savang, 78 ans, qui porte le titre de « prince régent » du Laos. Celui-ci vit modestement dans une barre d’immeubles à Créteil, dans le Val-de-Marne. Lorsqu’il arrive, samedi 21 novembre, dans la salle des fêtes de Gonesse (Val-d’Oise), les jeunes participants l’accueillent avec une indifférence polie. « Sa présence fait plaisir à ceux qui ont 70, 75 ans… Pour moi, elle est un peu anachronique », confie Romain Viengtay Thepsouvan, 43 ans, le trésorier de l’association. Lui est arrivé en France à l’âge de 3 ans et n’a jamais cherché à militer contre le gouvernement de Vientiane. Mieux : lorsque les autorités laotiennes apprennent que le jeune émigré joue au tennis à un bon niveau, elles lui proposent de défendre les couleurs du Laos lors des Jeux d’Asie du Sud-Est de 2005, aux Philippines, puis de 2007, en Thaïlande.
Romain Viengtay Thepsouvan accepte, sans états d’âme. Il ne remportera pas de médaille, mais en profitera, à chaque fois, pour revoir son pays, se confronter au « choc culturel », à la pauvreté de la population rurale, à l’analphabétisme. « Le Laos a pris du retard, mais il connaît aujourd’hui un essor rapide », observe-t-il. Cependant, si les autres joueurs de tennis l’ont accueilli chaleureusement dans leurs rangs, la politique d’ouverture du régime envers les émigrés a ses limites : à l’issue de chaque compétition, le sportif doit restituer son passeport laotien aux autorités.
Adrien Le Gal

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